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Le sanctuaire de Jumièges

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Message par KAΛ Jeu 19 Sep - 4:07

Le sanctuaire de Jumièges


Le sanctuaire de Jumièges Boucle11

Jumièges est situé sur les bords de la Seine, entre Le Havre et Rouen.

Cette localité est surtout connue pour son abbaye royale fondée au VIIe siècle par Saint-Philibert. Aujourd'hui, l'abbaye n'est plus que ruine, mais des ruines devenues célèbres notamment grâce à Victor Hugo et au mouvement Romantique du XIXe siècle.

Cependant, l'histoire du territoire de Jumièges ne commence pas avec son abbaye, loin de là. Tout d'abord, les communes de Jumièges, du Mesnil-sous-Jumièges et de Yainville sont situées sur une boucle de la Seine. Cette boucle est à la fois fermée par la vallée fossile de l'Austreberthe, mais aussi par une construction artificielle remontant jusqu'à la fin de l'âge de Bronze.

I) Un site fortifié depuis l’âge du Bronze


Le sanctuaire de Jumièges Jumizo10
Fallue Léon, « Mémoire sur les travaux militaires antiques des bords de la Seine et sur ceux de la rive saxonique »


Cette construction, appelée fossé Saint-Philibert, est un rempart monumentale qui barre complètement la presqu'île sur 3 kilomètres, formant ainsi un espace clos de 1300 hectares. Cet aménagement assez curieux est daté entre 1223 et 923 av. J.-C., et il n'est pas le seul de son époque.

Effectivement, cette période est marquée par une multiplication des fortifications et notamment de ces remparts qui viennent fermer des presqu’îles et des péninsules. Nous avons l'exemple de celui de la Hague-Dick : Datée de 1000 av. J.-C., cette levée de terre sépare la péninsule de la Hague, dans le Cotentin, du reste du continent. Plus proche de Jumièges, un autre rempart enferme une autre boucle de la Seine : Celle de la forêt de la Londe-Rouvray et du sud de Rouen. C'est aussi à cette période que se forment des éperons barrés, prémices des oppida celtes.

La raison de l'émergence de ces fortifications reste encore obscure aujourd'hui. Il est possible que la civilisation campaniforme du complexe Atlantique (entre 3000 et 1000 av. J.-C. environ), comprenant tout l'extrême ouest de l'Europe jusqu'en Angleterre et étant à l'origine des sites comme Stonehenge, ait pu avoir des dissensions internes allant jusqu'à de multiples guerres tribales. Mais il est encore plus probable que ces peuples de l'âge du Bronze aient pu décliner à cause d'une autre civilisation qui va amener l'âge du Fer.

Cette civilisation est bien sûr celle de Hallstatt (Entre 1200 et 500 av. J.-C.). Les premiers celtes, qui vont amener le commerce des objets en fer, vont concurrencer et affaiblir les peuples dont l'économie reposait sur le bronze. Ces celtes sont aussi des conquérants adeptes des expéditions guerrières. Une partie de leur économie pouvait dépendre de raids qu'ils se faisaient entre eux mais aussi contre des peuples voisins non-celtes. Voilà pourquoi ces derniers avaient tout intérêt à se protéger derrière des retranchements exceptionnels.

Mais les celtes vont quand même prendre le contrôle de la côte Atlantique et s'y installer. Quelques temps plus tard, au Ve av. J.-C., le rempart de Jumièges va être restauré et renforcé. Le talus se constituait alors d'une butte de terre avec un poutrage en bois, le tout recouvert d'un parement de blocs de calcaires et de silex. Une palissade avec des postes d'observation étaient certainement installés au-dessus.
Au IIe et Ier siècle av. J.-C., le rempart est réaménagé : Les anciennes structures sont incendiés afin de permettre leur remplacement par une seconde défense, plus imposantes. Le talus est alors agrandit, avec un parement plus solide, et un fossé en V est creusé juste devant.


Le sanctuaire de Jumièges Img_1913Le sanctuaire de Jumièges Img_1912
Le retranchement barrant la péninsule de Jumièges, appelé également "Fossé Saint-Philibert". Les silex que l'on peut voir au pied du talus sont l'ancien parement en pierres de la fortification qui s'est écroulé. Quand les archéologues creusent se genre de talus, ils retrouvent une terre noire et cendreuse, unique vestige des poutres qui étaient à l'intérieur il y a 2000 ans.




La fonction de ce site avec son nouveau rempart fut peut être juste défensif pour les celtes. Nous verrons qu'il y a eu des sites d'habitats sur la presqu'île de Jumièges et ils avaient peut être jugé bon de les protéger. Le rempart a pu aussi faire office de frontière entre les peuples Calètes et Veliocasses, puisqu'il se trouve justement à leurs limites. Et à l'époque celte, qui dit frontière, dit aussi sanctuaire. Ces derniers délimitaient souvent les zones tampons entre deux tribus tout en étant des marqueurs culturels pour chacune d'elle.

La péninsule de Jumièges a ainsi pu  abriter un sanctuaire, ce qui expliquerait la présence d'une abbaye étant donné que les sites chrétiens ont souvent remplacés les anciens lieux de cultes païens. Nombre d'indices convergent vers cette hypothèse : l'étymologie, la présence d'une ancienne île sacrée, la présence de traditions et de légendes d'origine probablement celte, …

Nous allons voir tout ça plus en détail. Mais tout d'abord, penchons nous un peu sur les vestiges archéologiques présents dans cette boucle de la Seine.

II) Les vestiges archéologiques


La présence des peuples du Néolithique en ces lieux est d'abord marqué par la toponymie indiquant d'anciens emplacements de mégalithes. Notamment pour les lieux-dits de la Grande Pierre et de la Grosse Pierre.

Ensuite, du matériel archéologique a été trouvé dans le fossé Saint-Philibert, dont une hache en fer ainsi que des ossements et des vases liés à des sépultures antiques qui ont été creusé dans le talus. Des silex, une hache polie et des tessons gallo-romains ont également été ramassés sur le site.
Près du retranchement fut trouvé un habitat du second âge du Fer, mais il a complètement été arasé par une occupation médiévale.

Des sépultures gallo-romaines furent découvertes à Yainville.

Au Mesnil-sous-Jumièges, une nécropole à incinérations de La Tène finale a été mise à jour. Avec les vases funéraires furent trouvés une épée dans son fourreau ainsi que des épées brisées et ployées, des talons de lances, un casque en fer du type port avec ses couvres-joues, des bracelets en bronze et des fibules. A 30 mètres de ce cimetière il y avait une habitation gallo-romaine du IIe siècle.

Sur la presqu'île il y a une localité dont le nom est le Conihout. Ce fut une île avant qu'elle ne soit reliée à la terre avec l'endiguement de la Seine.
L'île du Conihout présentait encore au XIXe siècle, les restes d'une petite enceinte entourée d'un fossé et nommée Les Haugues. Dans la vase des marais qui entouraient l'île fut aussi trouvé les restes d'un bateau chargé de bois. On ne connaît pas la période à laquelle datent cette enceinte et cette épave.

III) Une péninsule entourée d’importants sites laténiens


Le sanctuaire de Jumièges Carte_12



Tous ces vestiges archéologiques, notamment ceux des âges du fer, sont à mettre en relation avec d'autres sites celtes et gallo-romains à proximité. En amont de la Seine, il y a notamment les oppida de Saint-Pierre-de-Varengeville et d'Hénouville, et en aval celui du Calidu de Caudebec. Au vu de son appellation et de son emplacement très avantageux sur la Seine, une voie fluviale et commerciale très importante à l'époque, le Calidu fut certainement Caletodunum, le principal oppidum des Calètes au Ier siècle avant J.-C.

Un peu plus loin sur le fleuve se trouve l'ancienne île de Belciniac, qui fut certainement un autre sanctuaire dédié cette fois-ci à Belenos.
La péninsule devant Caudebec, et voisine de celle de Jumièges, abrite aujourd'hui la forêt de Brotonne. Mais il y a 2000 ans, il y avait un bocage de plaines à la place de cette forêt et les lieux s'appelaient Arelaune, "la péninsule de plaine" (Are = éperon, au-devant ; launa = plaine). Cette étendue cultivée était parsemée de fermes gauloises, puis de villa et de vicus gallo-romains. On y a même retrouvé la tombe à char d'un aristocrate celte du IIe siècle av. J.-C.

Plusieurs lieux de culte étaient établis sur les terres d'Arelaune. Tout d'abord, un lieu de dépôt d'offrandes a été découvert dans les marais de la Harelle, à Heurteauville, juste en face de l'abbaye de Jumièges, de l'autre côté de la Seine. Parmi ces offrandes furent retrouvés des haches, des vases, des lames d'épées, des fers de javelots ou de lances et un chaudron de type Ostland datant de La Tène, ainsi que l'anse d'un plat rond gallo-romain (IIe-IIIe siècle) orné de trois dauphins.

Un autre lieu a révélé un objet particulièrement intéressant pour notre étude sur Jumièges. Il s'agit d'un manche de simpulum (louche à vin pour les sacrifices rituels) daté du IVe siècle av. J.-C. et retrouvé dans le secteur de la Grande Houssaye, au cœur d'Arelaune. Ce simpulum est gravé d'un décor représentant d'un côté, un mercure asexué avec son caducé, un brûle-parfum et un bouc, et de l'autre, un anguipède tenant une arche aux motifs géométriques. Ces deux personnages sont accompagnés de plusieurs croix de Saint-André, de monstres marins, de sangliers, de griffons et de scènes de combats entre des fauves, des loups et des hommes en armure avec des lances.

Le sanctuaire de Jumièges Simpul12


IV) Les jumeaux divins : Essai d’interprétation

(A partir d'ici, je m'écarte un peu de Jumièges, le sujet d'origine, pour parler des couples divins, complices ou antagonistes, dans les mythologies indo-européennes. Cela aura son importance pour la suite Wink )


L'Anguipède renvoi au groupe statuaire du cavalier à l'anguipède dont on a retrouvé un bon nombre d'exemplaires sur le territoire gallo-romain.
Cet ensemble est composé d'un cavalier tenant un foudre cabrant son cheval au-dessus d'un homme dont les jambes se terminent en queues de serpent ou de poisson. Le cavalier au foudre est identifié au Taranis celte, un équivalent du Jupiter romain, mais l’identité du monstre humanoïde fait encore débat. Dans leur ouvrage, Les jumeaux divins dans le festiaire celtique, Daniel GRICOURT et Dominique HOLLARD, spécialistes dans le monnayage et la religion celtiques, rapprochent ce combat entre le cavalier et l'anguipède avec celui des jumeaux Lug et Cernunnos dans leur lutte éternel entre la saison claire et la saison sombre de l'année. Lug serait à rapprocher du cavalier Taranis, ce qui peut sembler logique puisque les deux dieux ont quasiment les mêmes attributs et les même fonctions de la suprématie divine (jupitérien, foudre, etc.). Quant à l'anguipède, les articles scientifiques s'accordent de manière générale à voir en lui la représentation des forces élémentaires de la nature. Des forces dont les aspects sauvages et aquatiques peuvent être incarnées par Cernunnos. Gricourt et Hollard font alors le rapprochement de Lug et de Cernunnos avec le mythème indo-européen des jumeaux divins : Les Dioscures.


Le sanctuaire de Jumièges Colonn11Le sanctuaire de Jumièges 21967511


Le sanctuaire de Jumièges Nesche11
Sur plusieurs autres versions du cavalier à l'Anguipède, ce dernier semble aider le dieu jupitérien à s'élever jusqu'aux cieux. Cependant, la position soumise du "géant" face à la posture écrasante du cavalier reste significative d'une certaine inimité entre les deux protagonistes : Les forces destructrices de la nature sont déjà vaincus et elles se soumettent afin de rétablir l'ordre naturel du monde.



Cependant, Gérard Poitrenaud, dans son article "Les jumeaux affrontés et le troisième primordial", remarque que dans les représentations de Cernunnos, ce dernier est souvent accompagné de deux personnages qui se pourraient bien être les dieux jumeaux. Sur la stèle du « Cernunnos » de Reims, le cornu domine deux jeunes hommes incarnant Apollon et Mercure. De même que sur le chariot de Strettweg, le cerf incarnant le dieu est tenu par ses bois par deux personnages. Le dieu-cerf ne semble donc pas faire partie des Dioscures mais il y est lié assurément.


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Stèle de Cernunnos à Reims




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Char cultuel de Strettweg (VIe siècle av JC) mis au jour à Judenburg dans le Landër autrichien de Styrie.




IV. A)Cernunnos : Dieu primordial et obscur ?


Ce lien entre les Dioscures et Cernunnos peut être celui du « sacrifice » puisqu’en effet, sur le chariot de Strettweg, pendant que les deux personnages tiennent l’animal, un troisième brandit une hache, prêt à l’abattre. Dans la cité antique de Pella, en Macédoine, une mosaïque représente Castor et Pollux dans une chasse au cerf. Cernunnos tient donc toujours son rôle de puissance de la nature qu’il faut maîtriser, « sacrifier ». Il est le maître de la saison sauvage et obscure qu’il est possible de rapprocher au dieu primordial des Gaulois, semblable à Dis Pater selon César dans sa Guerre des Gaules :

« (...) Les Gaulois se vantent d'être issus de Dis Pater, tradition qu'ils disent tenir des druides. C'est pour cette raison qu'ils mesurent le temps, non par le nombre des jours ; mais par celui des nuits. Ils calculent les jours de naissance, le commencement des mois et celui des années, de manière que le jour suive la nuit dans leur calcul (...) ».

Chez les romains, Dis Pater évoque Pluton et Hadès, les dieux grecs et romains des morts et des enfers. Le nom de Dis Pater, comme celui de Pluton, signifierait « Père des richesses » (Dis = richesse en latin, Pater = père), mais la racine indo-européenne dyew, qui a donné le latin dies, signifierait également « divin »/ « ciel » et est à la base du nom Jupiter : Dies Pater voudrait alors dire « Père des dieux » ou « père du Ciel ». Si Jupiter en porte le nom, le vrai père des principaux dieux est Saturne dans le panthéon latin et Cronos dans celui grec. Saturne est le dieu du sommeil et de l’hiver, d’où les Saturnales. Cronos, prisonnier du Tartare, est certainement à l’origine des premiers Hommes durant l’Âge d’or. Dans la tradition orphique, il est très proche d’un dieu quasiment éponyme : Chronos, le dieu du temps. Dans les deux cas, ces « pères des dieux », ainsi que les titans, se font anéantir par leur principal fils : Zeus ou Jupiter. Nous retrouvons à peu près le même schéma dans la mythologie irlandaise où Lug, futur maître des dieux de seconde génération, les Tuatha Dè Danann, va tuer Balor, son grand-père, maître des précédentes « divinités » d’Irlande, les Fomoires. L’association de Balor avec les titans Saturne et Cronos est d’autant plus pertinente qu’il est proche physiquement des cyclopes de par son unique œil lançant poison ou foudre.

Parmi les dieux irlandais le Dagda est également un dieu souverain puisqu’il dirige la classe sacerdotale, c’est le roi-druide. Il est aussi surnommé Ollathair « Le père puissant » ou Oll-athair « Le père de tous », ce qui le place également comme un « père des dieux ». Dans certains contes (Kulhwch et Olwen), le Dagda peut être décrit sous des airs omnipotent et mauvais. Toutefois, il est admis qu’en Gaule, la fonction du Dagda est répartie en trois dieux : Esus, Taranis et surtout Sucellus qui partage ses principaux attributs, la masse et le chaudron, ainsi que sa fonction de dieu psychopompe. Sucellus est d’ailleurs parfois rapproché de Cernunnos (Voir l’article sur le dieu Esus).

Quoi qu’il en soit, l’anguipède fut assimilé à un dieu primordial, père de tous, maître des éléments naturels et du monde souterrain des morts. Une divinité que les mythologies indo-européennes ont nommé : Cronos, Saturnes, Pluton, Dis Pater, Balor ou Cernunnos. L’ensemble divin de Lug/Taranis contre Cernunnos représenterait donc la puissance céleste et jupitérienne maîtrisant les forces de la nature afin d'assurer l'ordre cosmique.

On peut aussi évoquer l’hypothèse très tentante de voir dans la lutte de Jupiter/Taranis contre l’Anguipède celle de Zeus contre Typhon. Il est facile de voir Zeus dans le cavalier au foudre. Pour ce qui est de Typhon, il est représenté avec des queues de serpents et il se fait foudroyé puis enterré par Zeus, tout comme l’Anguipède. Typhon est une divinité primitive, Titan des tempêtes et fils de Gaïa. En cela, il peut être vu comme l’ensemble des forces destructrices de la nature. Néanmoins, le groupe statutaire du cavalier foudroyant et de l’Anguipède n’est présent qu’en territoires celtiques, il reprend donc un thème mythologique celte. Nous en revenons donc à notre postulat de départ : Si le cavalier est Taranis/Lug, qui est l’Anguipède ? Cernunnos ? Sucellos ? Un personnage mythologique dont on a perdu toute trace ?


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Zeus dardant sa foudre sur Typhon, hydrie à figures noires, v. -550, Staatliche Antikensammlungen.





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Typhon, sur une peinture murale étrusque.





Nous pouvons toutefois en déduire que Cernunnos ne fait pas forcément tout le temps partie des Dioscures. Mais si Cernunnos n’est pas l’un des dieux-jumeaux, qui sont vraiment ces derniers ?

IV. B) Les Dioscures : des dieux indo-européens


Les mythes indo-européens regorgent de jumeaux divins : Apollon et Artémis, Castor et Pollux, Romus et Romulus, ... Si on se focalise sur la matière celtique, nous avons Lleu Llaw Gyffes (le Lug gallois) et Dylan, dit "le fils de la vague", dans Les quatres branches du Mabinogi. Puis Momoros et Atepomaros, fondateurs de Lugdunum (Lyon), cités par l'auteur classique Clitophon de Rhodes au Ier siècle av. J.-C.

Ces paires peuvent incarner la lumière céleste et la faune sauvage quand il s'agit d'Apollon et d'Artémis ; ils peuvent s'opposer et s'entretuer comme pour Romus et Romulus, ou tout du moins l'un d'eux est tué ou disparaît, ce qui est le cas de Castor ou de Dylan. De façon sûre, nous savons que l'un des deux dieux, ou les deux, sont liés aux chevaux et assure la course solaire telle qu'Apollon avec son char, Lleu qui est un très bon cavalier, Atepomaros dont le nom signifie "Très grand cavalier" et Castor, le dompteur de chevaux. Ils sont pareillement liés aux mondes maritime, sauvage et souterrain : Dylan "fils de la vague", Momoros qui signifie "le cygne", Artémis, protectrice des forêts, de la faune sauvage mais aussi des ports, elle a 60 filles de l'océan dans sa garde, quant à Castor et Pollux ce sont des argonautes et Pollux a un caractère "orphique" en voulant chercher son frère aux enfers.

En reprenant ces particularités, nous pouvons dégager un autre potentiel couple divin dans la mythologie gaélique : Lug et Nuada.

• Ils ont tous les deux été des dieux souverains (Nuada est le roi originel des Tuatha mais il se fait remplacer par Lug durant la Seconde bataille de Mag Tuired).

• Ils ont tous les deux les bras comme attributs divins (Nuada se fait couper le bras droit durant la Première bataille de Mag Tuired. Mais le dieu-médecin Diancecht lui posera une prothèse d’argent et son fils, Miach ira même jusqu’à greffer le bras coupé. Quant à Lug, grâce à sa maîtrise de la fronde et de la lance il est appelé Lamhfhada « Aux longs bras ». Son homologue gallois, Lleu, est surnommé Llaw Gyffes « A la main rapide ». Et son avatar héroïque, Cúchulainn, se fait couper le bras droit au moment de sa mort.).

• Ils sont liés, directement ou indirectement, aux chiens (Pour Nuada, c’est son homologue brittonique et gaulois Nodens qui a le chien comme animal emblématique. En effet, de nombreuses représentations de cet animal, psychopompe pour les celtes, furent retrouvées dans le temple de Lydney Park en Angleterre, sensé honorer Nodens. Quant à Lug, il possède deux animaux qui sont le chien Failinis et le cheval Aenbharr. Son avatar Cúchulainn se bat contre l’énorme chien du forgeron Culann dans sa jeunesse. Il le tue mais il doit le remplacer momentanément pour s’excuser, d’où son nom : Cú-Chulainn « Chien de Culann »).

• Ils sont liés à l’eau : Lug est capable d’être un bon navigateur avec son bateau Scuabtuinne. Celui-ci est d’ailleurs un cadeau parmi tant d’autres que lui a fait Manannan, la divinité souveraine de l’autre-monde, le Sidh, et que l’on sait très proche du monde maritime. Pour Nuada, nous savons que son équivalent Nodens était un dieu lié à la mer comme il l’était pour l’agriculture, la guerre, la guérison et la chasse. Il était entouré de neuf chiens, de pêcheurs et de tritons. Dans son temple, on a retrouvé des mosaïques montrant des poissons, des dauphins et des monstres marins.

• En dernier lieu, l’étymologie de leurs noms se révèle vraiment très proche, allant jusqu’à la similitude dans la littérature galloise étant donné que son équivalent cymrique n’est autre que Nudd Llaw Eraint « Nudd à la Main d’Argent », qui est souvent retranscrit Llud Llaw Eraint. Llud est d’ailleurs le héros du conte gallois Llud et Llefelys, qui raconte l’histoire de deux frères : Llud roi de la Grande-Bretagne et Llefelys roi de la Gaule. Il est unanimement reconnu que Llud est Nuada et Llefelys, Lug.

Lug et Nuada ont-ils alors pu être deux frères dont les liens familiaux ont été en partie perdus dans la tradition gaélique ? Cela est très vraisemblable puisque d’une part, les deux dieux tuent ensemble le roi Fomoire Elathar dans la Seconde Bataille de Mag Tuired. D’autre part, nous les retrouvons associés aux talismans magiques irlandais mentionnés dans la Première bataille de Mag Tuired : Il y a quatre objets magiques, à savoir le chaudron du Dagda et la pierre de Fàl, mais aussi la lance de Lug et l’épée de Nuada. Tout d’abord, Fàl c’est l’Irlande, et la pierre en symbolise le centre et la souveraineté. Le Dagda, nous l’avons vu, est un dieu souverain, « père de tous ». Aux côtés de ce père divin se place donc le couple Lug-Nuada, symbolisé par deux symboles guerriers : La lance et l’épée.

Ce couple peut-être rapproché d’autres « fraternités-guerrières », et notamment celle des Dioscures romains. Ces derniers, fils de Mars, sont plusieurs fois représentés sur des stèles gallo-romaines en habits de guerrier, lances et boucliers, accompagnés de leurs chevaux. A Saint-Pons de Thomière, dans l’Hérault, il y a une dédicace dédiée à « deux Mars » : Divano Dinomogetimaro, qui signifierait « Aux tueurs grands en force ». Sur un bas-relief, à Metz, sont figurés deux guerriers similaires portant une Minerve armée.


Le sanctuaire de Jumièges Stzole10
Stèle maison de Metz, JJ Hatt, Mythes et dieux de la Gaule




Le sanctuaire de Jumièges Dioscu10
Dioscure, statue romaine tardive du ive siècle, place du Capitole, Rome.




Le sanctuaire de Jumièges Nummus10
Nummus de Maxence frappé à Ostie en 309




Mais c’est une stèle retrouvée à Reims qui attire principalement l’attention : On y trouve gravés Apollon et Mercure auprès de Cernunnos. Grâce à la comparaison sommaire des panthéons gaulois et romain fait dans le Bello Gallico de César, nous savons maintenant que Mercure est assimilé à Lug. En ce qui concerne Apollon, il est logique de l’associer à Belenos, dieu brillant et brûlant qui a quelques familiarités avec Taranis. Dans la mythologie irlandaise, il est directement associé au dieu-médecin Diancecht à cause de la similarité de leurs pouvoirs de guérison. Cependant, sur plusieurs inscriptions épigraphiques retrouvées en Gaule, il est parfois désigné sous le théonyme de Maponos « le grand fils », ce qui le rapproche inéluctablement du héros gallois Mabon « fils divin ». Mabon, proche d’Oengus, la divinité solaire irlandaise, est aussi un dieu de la jeunesse et de la chasse. Dans le conte gallois Kulhwch et Olwen, il est réputé être le meilleur veneur du monde et en cela, il doit aider Kulhwch à rattraper le sanglier Twrch Trwyth. Il va être le seul capable d’apprivoiser le chien à la force surnaturelle Drudwyn et de monter Gweddw, le cheval « Blanc à la crinière sombre » pour accomplir à bien sa mission.


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Alan Lee, la chasse du sanglier Twrch Trwyth par Kulhwch et Mabon dans le conte de Kulhwch et Olwen, dans Les Quatres Branches du Mabinogi.



Nous retrouvons ainsi, à travers le personnage de Mabon, un  dieu cavalier comme les Dioscures et en relation avec un canidé, comme Nuada et Lug. De plus, dans le conte, le héros Kulhwch est facilement identifiable à Lug. Surtout que c’est Kulhwch qui renvoi trois lances au géant Yspaddaden dont une lui percera l’œil. Cela ressemble exactement à la scène de Lug crevant l’œil diabolique du cyclopéen Balor avec sa lance.

En reprenant nos comparaisons avec les dieux classiques, si  Kulhwch et Mabon participent à une chasse au sanglier légendaire, Castor et Pollux ne sont pas en reste en chassant le dévastateur sanglier de Calydon. Ils participent aussi à un enlèvement de femmes (Hilaire et Phébé), comme Kulhwch va ravir Olwen. On peut ajouter que Xénophon, dans sa Cynégétique, rapporte que Castor était un excellent chasseur et qu’il s’attacha à une espèce de chien qui prit le nom de castoride. Nous pouvons d’ailleurs voir un chien qui accompagne Castor et Pollux dans leur chasse au cerf sur la mosaïque de Pellas. Il est bon de rappeler qu’Apollon possède aussi le chien comme attribut, d’où la dédicace dédiée à Apollon Cunomaglos « Prince chien/loup » retrouvé sur un autel à Nettleton (Wiltshire).


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Méléagre tuant le sanglier de Calydon, Theodoor Boeyermans (1677). Dans ce mythe, Castor et Pollux ne sont que deux chasseurs parmi tant d'autres, la plupart des grands héros grecs y participant. Cependant, il est intéressant de voir que dans le conte gallois, Kulhwch va aussi demander aux plus grands héros arthuriens, dont le roi Arthur lui-même, de venir l'aider à poursuivre le sanglier. L'autre détail surprenant est que le sanglier dévaste les environs de la cité de Calydon, en Etolie, et que le père de Kulhwch se nomme Cilydd mab Celyddon, c'est à dire Kilydd de Calédonie, un ancien pays celte d'Ecosse. Ce n'est pas si rare de rencontrer des graphies similaires dans les vocabulaires de civilisations différentes, surtout quand elles sont toutes deux indo-européennes, toutefois il est très étonnant d'en rencontrer dans un même mythème. A voir ensuite si l'étymologie des deux noms peut laisser entrevoir une racine commune...




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Mosaïque de la chasse au cerf, Maison de l'Enlèvement d'Hélène, IVe siècle av. J.-C. Œuvre signée par le mosaïste Gnôsis.




Lugus et Belenos/Maponos sont-ils donc les fameux dieux jumeaux gaulois figurant sur nombres de vestiges gallo-romains ? Il se pourrait bien, et cela expliquerait qu’ils sont les deux seules divinités mentionnées dans les noms des principales fêtes celtiques, à savoir Beltaine (Belenos) et Lugnasad (Lugus), tous deux dieux solaires de la saison claire. Ces festivités sont associées à Imbolc, dédié à la déesse Brigit en Irlande. Brigit est une déesse souveraine, associée à la saison printanière et à la fertilité, mais aussi à la médecine, à la poésie et aux arts. Elle est  l’équivalente de la déesse gauloise Brigantia et de la romaine Minerve. Une statuette de Brigantia retrouvée en Bretagne la montre avec des équipements militaires : casque, lance, etc. Sur la stèle de Metz, nous retrouvons justement une Minerve armée surplombant à ce qui ressemble à deux dieux guerriers jumeaux. Nous pouvons facilement faire un rapprochement entre ces quatre fêtes et les quatre objets légendaires des Thuata Dè Danann : La lance victorieuse de Lug avec Lugnasad ; l'épée lumineuse et invincible de Nuada avec Beltaine ; la pierre de Fàl, symbole de souveraineté, avec Imbolc, la fête célébrant Brigit, déesse souveraine avatar de Dana, la déesse personnifiant l'Irlande ; le chaudron du Dagda, le dieu à la figure paternel, dont des rapprochements ont déjà été fait avec Cernunnos, et qui a déjà affronté Lug durant son entrée à Tara. Le Dagda serait lié à Samain, qui est une fête parfaite pour un dieu psychopompe, père des druides et dont le chaudron est un symbole de mort et de résurrection comme l'est le jour de la fin de l'année celtique.

Le sanctuaire de Jumièges Statue12
Statuette du Musée de Bretagne a Rennes, représentant probablement Brigantia (IIe siècle avant notre ère).




Est-ce que ces Dioscures sont les deux facettes d’un même dieu suprême que l’on représente terrassant et maîtrisant les forces infernales de la nature dans l’ensemble statutaire du Jupiter et de l’Anguipède ?  Cela reste à débattre et mes analyses restent remplies d’incertitudes et d’interprétations.

Ce qui est sûr, c’est que les Dioscures étaient connus dans tout le monde indo-européen. Comme nous l’avons vu, leurs lieux de cultes étaient répandus dans les territoires celtiques. Diodore de Sicile nous le confirme dans sa Bibliothèque historique (IV, 56) :

"Les historiens ajoutent que les celtes qui habitent les bords de l'Océan vénèrent surtout les Dioscures ; et que selon la tradition de ces mêmes habitants, ces dieux arrivèrent anciennement par l'Océan ; qu'il y a encore ; sur le littoral de l'Océan, plusieurs endroits qui portent le nom des Argonautes et des Dioscures, et qu'on voit également, dans le pays en dedans du détroit de Gadès (Cadix -> détroit de Gibraltar), des marques évidentes de leur passage".

L’arrivée des Dioscures chez les celtes continentaux ressemble étrangement à celle des Tuatha Dè Danann en Irlande : en bateau, par la mer. Si on reprend les conclusions ultérieures, les Dioscures seraient donc Lug et Nuada, ou Lugus et Maponos, et les argonautes sont le reste des Tuatha, donc du Panthéon celtique.

Ainsi, des sanctuaires dédiés aux Dioscures étaient situés sur les côtes de la Gaule dont celles de l’Armorique (allant à l’époque de la Bretagne actuelle à la Somme). Il ne manque plus qu’à retrouver ces lieux sacrés oubliés depuis les temps anciens. Et l’une des pistes les plus prometteuses nous amène justement tout droit sur Jumièges.

V) Gemeticum et les énervés


En effet, Jumièges est une localité très intéressante de part sa toponymie : Jumièges vient de Gemeticum (d’après un texte mérovingien du IXe siècle), un mot d’origine celte dont le préfixe gem- serait à rapprocher de Gemelus, identique au latin Gemellus dont le sens est jumeaux. Le préfixe – eticum ou –icum désignerait le lieu, la possession. Gemeticum est donc le lieu des jumeaux.
Un toponyme dont la signification semble bien étrange si on ne fait pas le rapprochement avec les Dioscures. Ce rapprochement est d’autant plus tentant qu’une légende s’attache au nom de Jumièges et de son abbaye : Celle du supplice des énervés.

Au XIIe siècle, une Vie de Sainte Bathilde fait mention de cette histoire sensée se dérouler en 660. En ce temps, Clovis II part en pèlerinage à Jérusalem et son fils doit le remplacer à la tête du royaume tout en étant sous la tutelle de la reine. Mais le prince finit par s’opposer à sa mère qu’il exclut du conseil et, avec la complicité de son frère cadet, fomente une révolte contre son père. Clovis rentre alors précipitamment de Jérusalem et triomphe de l’armée que ses deux fils ont dressé contre lui. Ces derniers sont capturés et soumis à la justice du roi, mais aucun de ses conseillers n’osent juger la lignée royale. La reine Bathilde eut alors une idée et prononça cette sentence :

« Je juge que doivent être affaiblies la force et la puissance de leur corps, puisqu'ils ont osé les employer contre le roi leur père […] Elle ordonna qu'on leur brûlât les nerfs des jarrets avec des clous rougis au feu ».

Diminués physiquement, impropres à gouverner autant qu’à combattre, les deux fils demandent à rentrer dans la religion. Cependant, personne ne sait à quel monastère les confier. La reine Bathilde les place alors dans une barque qu’elle fait dériver sur la Seine, accompagnés d’un serviteur et de vivres. L’embarcation s’échoue prêt de Jumièges où ils deviennent des hommes au service de Dieu et terminent leurs vies dans ce lieu saint. Clovis et Bathilde finissent par le savoir et s’engagent à agrandir le monastère. Ainsi, voilà comment cette légende a servit à justifier la donation de la reine Bathilde à Saint-Philibert de la terre de Jumièges afin qu’il y construise son abbaye. Cependant, l’histoire a pu s’inspirer d’un mythe folklorique qui était attaché à cette péninsule. Un mythe païen qui s’est vu christianisé.


Le sanctuaire de Jumièges Zovari10
Évariste-Vital Luminais, Les Énervés de Jumièges (1880) Rouen, musée des beaux-arts.




Ils existent effectivement d’autres histoires datant de l’ère mérovingienne (souvent des hagiographies) faisant mention de « personnages fraternels » qui seront torturés avec leurs membres mutilés. Prenons l’exemple de Raven et Rasyphe, saints martyres du IVe siècle. Versés dans l’art de la médecine, ils étaient devenus célèbre en Grande-Bretagne pour leurs soins qu’ils prodiguaient aux plus démunis. Ainsi, ils firent beaucoup de convertis et cela ne plut pas au souverain païen local. Ils durent donc s’exiler en Gaule, dans un lieu désert. Mais étant donné qu’ils continuaient leurs guérisons, leur nouvelle notoriété alla au-delà des frontières et arriva aux oreilles du souverain païen. Ce dernier envoya ses sbires qui coupèrent le bras droit de Raven et les quatre membres de Rasyphe, les laissant pour mort près de la fontaine où ils exerçaient leur médecine. L’histoire des saints Raven et Rasyphe ressemble énormément à celle de Saint-Côme et de Saint-Damien. Ces deux saints jumeaux vécurent au Moyen-Orient, au début du IVe siècle, et exerçaient leur médecine dans le port d’Egée, dans la province romaine de Syrie. Ils soignaient sans demander d’argent et firent beaucoup de convertis. Mais durant les persécutions de l’empereur Dioclétien, ces deux saints furent arrêtés, torturés puis décapités.

Nous pouvons également mentionner la vie des saints Crépin et Crépinien. Ils étaient chrétiens et cordonniers à Soissons, à la fin du IIIe siècle. Ils fabriquaient gratuitement des chaussures pour les pauvres, cependant, ils furent dénoncés et jugés par l’empereur Maximien lui-même. Le jugement fut cruel, toutefois, Crépin et Crépinien évitèrent miraculeusement tous les supplices qu’on tentait de leur infliger. Bien que leur bourreau se suicide de lui-même à cause de son impuissance, les deux saints vont quand même finir décapités. Tous ces saints jumeaux sont étudiés de près par les spécialistes de la mythologie celtique, et notamment Crépin et Crépinien qui ont la particularité d’être cordonniers, une profession qu’exerce Lleu, l’homologue gallois de Lug dans la Quatrième Branche du Mabinogi : Math fils de Mathonwy.

Pour en revenir aux énervés de Jumièges, ces derniers ne sont pas des saints guérisseurs mais en tant que princes rebelles, ce sont des guerriers souverains. Si nous faisons un parallèle entre la légende et les mythologies indo-européennes, nous retrouvons le thème des jumeaux en conflit avec une figure paternel. Mais, cette fois-ci, ces jumeaux sont vaincus par ce père et se font suppliciés. La mutilation des nerfs des deux frères ressemble au châtiment subit par Zeus quand il est vaincu, dans un premier temps, par Typhon : Les tendons de ses bras et de ses chevilles sont sectionnés par la faucille de Cronos, puis il est amené, complètement paralysé, dans une caverne surveillée par le dragon Delphyné. Typhon est une divinité primitive qui représentait les forces dangereuses et indomptées de la Terre, Gaïa, sa mère. Fut-il originellement une divinité assortie d’une dimension paternelle ? La mythologie en fait le « père de tous les monstres » mais c’est sa figure de fils suprême et diabolique qui domine dans la mythologie. S’il a été un jour un équivalent de Saturne ou de Cronos (dont la faucille mutile Zeus d’ailleurs), nous aurons alors la confirmation qu’il est bien cette allégorie des puissances génitrices et destructrices du cosmos, vaincu par un dieu nouveau, impérieux et lumineux pouvant être dédoublé par les Dioscures. Toutefois, mes élucubrations restent très incertaines et elles demanderont encore pas mal de matières et d’analyses afin d’avoir ne serait-ce qu’une once de confirmation.

A ce stade, nous pouvons néanmoins retenir quatre conclusions :

- Tous les couples divins celtiques, qu’ils soient rivaux ou fraternels, ne sont pas forcément des représentations de Lug et Cernunnos.

- Les Dioscures celtes, comme ceux du reste du monde indo-européen, semblent être associés à une fraternité de dieux-guerriers, cavaliers, chasseurs et marins. Leur force principale réside dans leurs bras et ils ont une affinité avec les canidés. Ils participent à des chasses aux sangliers (et au cerf) et affrontent des géants. Ceux qui correspondent en partie ou en totalité à ce schéma sont : Lug et Nuada, Llud et Llefelys, Kulhwch et Mabon, Momoros et Atepomaros, voir même Lugus et Belenos/Maponos.

- Il est possible qu’un dieu jupitérien et lumineux tel que Taranis ait été dédoublé en Dioscures dans les traditions mythologiques.

- L’Anguipède représente les forces destructrices de la nature. S’il est facile de lui associer le Typhon grec, il est plus ardu de trouver une divinité équivalente dans le monde celte même s’il est pratiquement sûr qu’elle ait existé.

Dans tout cela, l’étymologie Gemeticum et l’histoire des énervés sont intéressantes mais un peu suffisantes pour faire de Jumièges un ancien sanctuaire celte. Une dernière légende et une tradition pluriséculaire vont davantage faire pencher la balance vers le lieu de culte ancestrale : Je vais maintenant parler du Loup Vert de la Saint-Jean.

VI) Le Loup Vert de Jumièges

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Vitrail de la chapelle de la source de Sainte-Austreberthe, dans la commune du même nom.



Un manuscrit du XIIIe siècle fait état d’un certain miracle de Sainte-Austreberthe (630-704 ap. J.-C.). A une époque où les nonnes de l’abbaye de Pavilly lavaient les vêtements des moines de l’abbaye de Jumièges, un âne était chargé de transporter seul le linge entre les deux sites distants de plusieurs lieues. Seulement, un jour où il faisait sa besogne quotidienne, l’âne se fit attaquer puis dévorer par un loup vert. Austreberthe, l’abbesse de Pavilly, se rendit compte de la disparition de sa pauvre bête et, en la cherchant, découvrit le lieu du crime. Elle appela alors le prédateur qui accourût comme s’il était envoûté. Elle le réprimanda et l’obligea à reprendre la tâche dont s’acquittait sa victime auparavant. C’est ainsi que le loup vert fini sa vie en accomplissant l’ancien labeur de l’âne.

Une autre version de la légende raconte que c’est Saint-Philibert lui-même (617-684 ap. J.-C.), le fondateur de l’abbaye de Jumièges, qui vint punir le loup en lui imposant de devenir végétarien en ne mangeant plus de viande. Ainsi voilà pourquoi le Loup Vert.

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Sainte-Austreberthe grondant le Loup Vert. Site du Canard de Duclair.




Les plus anciens écrits conservés sur cette légende ne datent que du XIIIe siècle, mais nous savons qu’une chapelle du VII-VIIIe siècle, dédiée à Sainte-Austreberthe, fut déjà construite à l’emplacement présumé du meurtre de l’âne. Détruite par les vikings, l’édifice religieux fut remplacé par un calvaire que l’on nommait Croix-l’Âne, puis par un chêne à proximité qui accueillait bon nombre de statuettes de Sainte-Austreberthe (il faut savoir que le lieu-dit la Croix-l’Âne se situe à proximité des portes du rempart celte). Aujourd’hui, toutes ces effigies sont mises à l’abri dans une nouvelle chapelle édifiée au XVIIIe siècle, un peu plus loin.

A Jumièges, jusqu’en 1921,  il existait une tradition particulière attachée à cette légende. Elle se pratiquait par la confrérie dite du « Loup Vert » en même temps que la Saint-Jean et complétait la cérémonie du feu. La confrérie désignant ce fameux « loup » venait du hameau du Conihout. Voilà pourquoi le Loup Vert était obligatoirement un habitant de ce hameau, alors qu’il n’était pas obligé d’être membre de la confrérie. Cette dernière avait d’ailleurs son propre grand maître.  

En ce jour de Saint-Jean, une procession religieuse avait lieu avec l’ancien « Loup Vert ». Il s'était vêtu, pour la circonstance, de sa tenue spéciale : Une longue robe verte parée de ruban et un grand chapeau pointu de même couleur, surmonté d’un pompon. Le soir, tout le monde se réunissait pour le feu. Deux jeunes gens, un garçon et une fille parés de rubans, allumaient le bûcher que venait bénir le curé. Éclairé par la lumière des flammes, c’était le moment d’élire le nouveau Loup. Désigné par avance, ce dernier était poursuivi par une colonne formée par le vieux loup et dix autres confrères qui devaient l’attraper sans casser la formation. Seul celui en tête et celui en queue de file pouvaient attraper le fugitif. Quant à lui, il se défendait à grands coups de baguettes et essayait de faire tomber ses poursuivants. Ce jeu étrange donnait lieu à une belle pagaille ou plus d’un finissait par terre pendant que l’on criait « Au feu le loup, Au feu le loup ! » en tentant de l’attraper. A la fin, le Loup consentait à se laisser mener au feu par la foule en joie pour faire semblant de l’y jeter. Puis la célébration continuait et les fêtards faisaient des rondes autour du feu en dansant au rythme du violoniste et en chantant « Voici la Saint-Jean ». A cette soirée, s’ajoutait aussi un grand repas où les frères ne mangeaient pas de viande car le loup de la légende en avait été privé.
Le jour suivant, le vieux Loup était de retour tout en ayant l'attitude d’un pénitent, les bras croisés. Avec la procession, il retournait à l’église où il y avait une grand-messe et la « passation de pouvoir » : Le Loup en costume faisait la quête puis déposait, devant l’autel, ses attributs, c’est à dire : les clochettes, la houppelande et le bonnet. Le nouveau Loup les prenait et partait avec les autres faire un autre repas pour fêter l’acquisition de son nouveau titre.  


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Procession de la confrérie du Loup Vert, le 19 juin 1852. Au milieu du cortège, nous pouvons voir la civière remplie de pains bénits et décorée du bouquet. A gauche de cette civière, il y a le « Loup Vert » avec son chapeau pointu. Gravure de Best Hotelin, d’après un dessin de Freeman, dans le n°486 de l’Illustration, 1852



Cette tradition est intéressante sur plusieurs aspects : Tout d’abord elle se déroule durant la Saint-Jean qui, on le sait, est la fête de Beltaine christianisée. La fête du dieu Belenos, l’Apollon celte, que l’on a associé précédemment à un l’un des Dioscures.
Ensuite, cette fête est rattachée à une légende, celle du Loup Vert. Le loup de Jumièges n’est pas le seul de l’hagiographie chrétienne. Saint-Malo domestiqua également un loup qui avait tué un âne durant son labeur journalier. Condamné à reprendre la tâche de sa victime, le loup devait dormir dans la bergerie et devenir végétarien pour éviter de manger les brebis. Un autre loup fut obligé de remplacer l’âne qu’il avait mangé et qui était chargé d’apporter des vivres au Mont-Saint-Michel.

Cependant, la particularité de notre canidé est qu’il est vert. La légende le justifie en évoquant le fait qu’il devient végétarien, mais dans le contexte d’une fête comme la Saint-Jean nous constatons évidemment une symbolique bien plus profonde. Le Loup Vert incarnait bien sûr la puissance de la nature et du monde végétale. Il avait la même signification que l’Homme Vert des autres fêtes du feu en étant l’incarnation même de Cernunnos. Le fait de faire semblant de le jeter dans le feu (on faisait peut-être moins semblant à une certaine époque…) signifiait la fin de la saison sombre, de l’hiver mourant et du printemps foisonnant pour le temps des nouvelles moissons. (Si vous voulez approfondir le thème des fêtes du feu en mai, je vous conseille d’allez voir les vidéos de Johan de la Mesnie Païenne : « Symbolique des fêtes de Mai »).

Dans la mythologie indo-européenne, le loup est aussi le « mangeur de soleil ». Nous connaissons le cas de Fenrir qui mange Odin mais il y a aussi les Managarm Hati et Skoll, deux loups fils de Fenrir, qui poursuivent sans relâche la lune et le soleil jusqu’à les dévorer au moment du Ragnarok.
Mais le loup est également proche des dieux, de Cernunnos d’une part mais aussi de tous ceux en association avec les chiens. En effet, la dénomination cuno- dans les épitaphes peut également être associée au loup. Et ce dernier peut souvent être confondu avec le chien dans les représentations antiques.

Cette tradition du Loup-Vert nous intrigue encore par le fait qu’elle est liée à une zone géographique bien précise de la péninsule de Jumièges : Le Conihout. Le Loup de la confrérie doit obligatoirement être un habitant de ce lieu-dit. Aujourd’hui, le Conihout ne semble être qu’un petit regroupement d’habitations qui s’étendent de part et d’autres de la route qui longe la Seine. Mais il y a plusieurs siècles, le Conihout était une île qui ne fut rattachée à la terre qu’au XIVe siècle. De plus, l’étymologie –hou est à rapprocher de l’anglo-saxon –hōh, qui veut dire « talon », « hauteur » et du norrois –holmr, qui veut dire « île », « terre dans une courbe de rivière », ce qui était exactement le cas du Conihout. Il n’y avait d’ailleurs pas qu’une île mais plusieurs vu que la Seine se divisait en de multiples bras à cet endroit. On appelait ces bras « la pelletée de Gargantua », évoquant l’image du géant traçant les différents sillons avec ses doigts.

Ce site est donc d’un très grand intérêt puisqu’il est d’abord lié au légendaire Gargantua, et tous les lieux qui ont une appellation évoquant le géant sont directement voisins d’un important site laténien : Le mont Gargan à Rouen, la chaire de Gargantua à Varengeville, etc. Puis, rappelons-le, une enceinte entourant le Conihout fut retrouvé au XIXe siècle. Comme sur d’autres oppida, elle délimitait peut-être un espace sacré. D’autre part, le Conihout est une île et les îles étaient sacrées pour les celtes puisqu’elles représentaient le Sidh, l’autre-monde divin. Nous en avons un exemple à proximité avec l’ancienne île de Belciniac (dit « lieu de Belenos »), devant Caledunum (situé à Caudebec), l’oppidum principale des Calètes.

Strabon nous transmet une description qu’avait faite Posidonios, au début du Ier siècle av. J.C, d’une île sacrée celte. Cette île était situé dans l’embouchure de la Loire et elle était habitée par sept femmes appelées les Samnites (rien à voir avec le peuple latin). Les auteurs nous disent que ces prêtresses vénéraient une divinité celte équivalente à Dionysos. En l’honneur de ce dieu, elles pratiquaient une étrange coutume  dont nous parlent les auteurs :

« Il y a une coutume selon laquelle elles doivent une fois par an démonter le toit du sanctuaire et le refaire le même jour avant le coucher du soleil, chaque femme portant son fardeau. Si l’une d’elles laisse choir sa charge, les autres la mettent en pièces, en portent les morceaux en tournant autour du temple, tout en poussant des cris, et ne s’arrêtant pas avant que ne cesse leur frénésie. Et toujours, il arrive que l’une d’elle tombe et doive subir ce traitement ». Strabon, Géographie, IV, 4, 6.

Ce qui nous intéresse particulièrement dans ce texte c’est que l’île n’est habitée que par sept femmes et qu’elle était interdite aux hommes, ce qui montre d’emblée que l’on est dans un sanctuaire sacré. Cela fut peut-être également le cas du Conihout, qui fut un possible lieu de résidence d’un nombre limité de prêtres ou de prêtresses. Ainsi, comme pour les prêtresses samnites, seul un habitant de l’île pouvait être l’élu de la cérémonie : Le Loup Vert que l’on devait sacrifier aux dieux locaux.

Conclusion

Nous avons donc pu voir que la péninsule de Jumièges fut peut-être un lieu de culte des âges du Bronze et du Fer même si les découvertes archéologiques restent insuffisantes pour le confirmer. L’étymologie du lieu, ses légendes et ses traditions, recoupées avec les témoignages d’auteurs antiques, nous permettent d’entrevoir l’héritage d’un sanctuaire oublié, où l’on honorait peut-être les fameux Dioscures.  

L’identité de ces Dioscures fut le sujet de longs débats dans la sphère des études sur la mythologie indo-européenne. Nous avons vu que ces dieux jumeaux ne sont pas forcément antagonistes : Le sombre Cernunnos face au Lug lumineux ; mais qu’ils peuvent être également représentés comme deux divinités guerrières et souveraines comme le sont Lug et Nuada, Momoros et Atepomaros ou Lug et Belenos.

Cependant, je n’exclue nullement que l’un des aspects des Dioscures ait pu être celui de deux dieux rivaux, tels qu’on pu l’être Lug et Cernunnos. Effectivement, la mythologie romaine nous donne déjà un exemple de dieux jumeaux s’affrontant et s’entretuant : Romus et Romulus. Dans le texte gallois des Quatre Branches du Mabinogi, si Lleu est identifiable à Lug, son ennemi mortel, Grown Pebyr, peut être identifié à Cernunnos. Et puis, sur le pilier des Nautes, Gricourt et Hollard nous font remarquer que les représentations de Cernunnos et Smertrios sont mises en parallèles de celles de Castor et Pollux.

Ainsi se termine cet article destiné à mettre en lumière le passé d’un lieu de ma région, la Normandie. Faire parler les vestiges du passé, les traditions et les anciens noms nous permettent de retrouver la vie de nos ancêtres, leurs lieux de cultes et leurs dieux. Ils nous révèlent toute la complexité d’un territoire aux temps où il était habité par les tribus celtes.

Bibliographie

- Gricourt Daniel et Hollard Dominique : Cernunnos, le dioscure sauvage. Recherches comparatives sur la divinité dionysiaque des Celtes. Préface de Bernard Sergent. Paris, l’Harmattan, 2010.

- Gricourt Daniel et Hollard Dominique, Les jumeaux divins dans le festiaire celtique. Recherches comparatives sur la divinité dionysiaque des Celtes. Préface de Bernard Sergent. Paris, l’Harmattan, 2017.

- Green Miranda, LES DRUIDES, Traduction Claire Sorel, Editions Errance, 2000.

- Poitrenau Gérard, « Les jumeaux affrontés et le troisième primordial », Cycle et métamorphose du dieu-cerf, 2015.
https://www.academia.edu/19592127/Les_jumeaux_affront%C3%A9s_et_le_troisi%C3%A8me_primordial._%C3%80_propos_des_Dioscures_celtes

- Rogeret I., Carte Archéologique de la Gaule : Seine-Maritime 76/1, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1998, p. 241.

- Deshayes Giles, "Les occupations de la Presqu'île de Jumièges la Tène finale au Bas-Empire", bulletin du CRAHN, 2004.
http://www.crahn.fr/uploads/publications/bulletins/Les%20occupations%20de%20la%20presqu'ile%20de%20Jumi%C3%A8ge%20de%20la%20T%C3%A8ne%20fiale%20au%20bas%20Empire%20-%20CRAHN%202004.pdf

- Fallue Léon, « Mémoire sur les travaux militaires antiques des bords de la Seine et sur ceux de la rive saxonique », Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, tome IX, 1835, pages 224 - 280.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k200054m/f1.image

- Le Canard de Duclair, site d'histoire locale sur Duclair et ses environs, sur : http://jumieges.free.fr/ [Consulté le 17 septembre 2019].

- Tech Screpta (site regroupant les traductions anglaises et françaises des textes mythologiques gaéliques).
https://sejh.pagesperso-orange.fr/celtlink.html


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Message par Invité Jeu 19 Sep - 8:40

Excellent merci !

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